Récit du Cheikh al-Qadi al-Saddouki Msinsi, du village Taqaats des Imsisen (près de Sedddouk), relatant la sècheresse et la famine qui sévit en Kabylie entre 1850 et 1865.
« Pendant les premiers mois de l’année 1282 (26 avril 1865), les criquets ont envahi notre pays. A cette occasion, les autorités française (ḥukkan al-fransiyin) d’Alger ont informé les cadis et les chioukh et toutes les autorités locales de mobiliser tout le monde afin de s’en débarrasser […] et au début de l’année 1866 les criquets ne sont apparus que dans quelques localités que les habitants, sous les ordres de l’administration française, ont réussi à abattre […]. Quant fut arrivée la saison des labours, la terre a été imbibée par une pluie diluvienne, nos paysans ont ainsi labouré massivement leurs terres, en étant certains qu’il s’agit d’une année de grande récolte. Mais, depuis, la plaine est remontée et la terre s’est asséchée. Mes hommes ont alors adressé à Dieu plusieurs fois des prières pour que retombe la pluie, et même ils faisaient souvent des plats de couscous aux mosquées et autres lieux saints, mais en vain. La terre était devenue aride et les troupeaux erraient sans trouver de quoi se nourrir. Les gens ont vendu leur bétail à des prix modiques, les olives et les figues sont devenues rares et beaucoup d’arbres fruitiers ont séché… En 1867, les marchés se sont transformés en tourbillons de poussière, rien ne se vendait, tous les villages et tous les ɛerch furent touchés par la crise, les prix sont devenus faramineux, les labours ont été arrêtés par l’absence de zare qui ne se vendait qu’aux ports comme Annaba, Skikda, Bejaïa, Dellys et Alger. Les gens se survivaient ainsi de ce qu’apportaient les bateaux et sans ceux-ci le pays se serait vidé de ses habitants ; surtout le port de Bougie qui livrait pratiquement tout le monde, arabe et kabyle. Ainsi, tous les habitants de la Hodna et de Msila et tous ce qui vivaient entre Alger et Constantine ne mangeaient que par ces livraisons. Tout cela a fait monter les prix ce qui a rendu les gens nerveux, se bousculant dans les marchés comme dans les rues avec leurs chevaux et leurs mulets pour avoir de ces zare. […] Ainsi, on trouvait souvent des gens, hommes et femmes, atterrés, dans le pays comme sur les routes. Il est arrivé même que des hommes empruntent un chemin et leurs épouses un autre, les enfants aussi. Beaucoup sont ainsi perdus de vie à jamais, l’administration française a d’ailleurs rendu public un arrêté disant que tous ceux qui rencontreraient une femme qui leur plaît pourraient l’épouser à condition qu’ils se rendissent auprès du cadi qui enregistrerait le mariage par écrit. Nous avons entendu que dans certains pays arabes, comme Sétif et Constantine, se sont passés des crimes horribles et honteux, certains hommes égarés par Satan partaient avec des femmes qui leur plaisaient pour leurs besoins charnels. Un ami m’avait rapporté une histoire, il disait qu’au cours d’un voyage à Sétif, il a vu l’épouse d’un homme interpelée par deux militaires français ; la femme s’est retirée alors loin de son mari avec eux, après un moment elle l’a rejoint avec quelque chose qu’ils lui ont remis. La saison du printemps, la famine s’est encore aggravée, mais l’année s’annonçait meilleur car tout recommençait à pousser, on voyait alors des gens sortir brouter dans les champs comme des moutons. Il ne leur restait que la peau sur les os, on eût douté même qu’ils étaient des êtres humains. Il est arrivé aussi, comme je l’ai entendu de la bouche d’un citadin à Sétif, qu’un homme arabe a vendu sa fille pour un rial, un autre son fils et ce commerce lui semblait être fréquent […] »
A la fin de ce manuscrit, cheikh al-Qadi conclut par les éloges pour Si Mohand Ameziane Ben Haddad (Ccix Aḥeddad) et le cheikh Sidi Yahia car, dit-il : « ils ont été d’un grand secours, ils distribuaient de la nourriture chez lui jusqu’à la tombée de la nuit. Chaque jour, le cheikh El Haddad apportait une vingtaine, quelques fois plus même, de plats de couscous sur la place publique. Je me rappelle, poursuit le cheikh, qu’il y avait beaucoup de morts à l’issue de cette épreuve, certains même étaient dévorés par des animaux sauvages. »
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Manuscrit du Cheikh al-Qadi al-Saddouki Msinsi (1824-1886)
Chachoua, Kamel. L’islam kabyle : Religion, état et société en Algérie. Paris : Maisonneuve & Larose, 2001.