[…] Les Kabyles, qui habitent ces montagnes, n’ont pas toujours porté leur nom actuel. Le mot « Kabyle » provient de l’arabe et désigne les gens qui regroupent leurs clans en villages. D’après la légende, les kabyles s’appelaient autrefois « Amaziɣ » (plur. : imaziɣen). Mais ils ont pratiquement oublié ce nom et je ne l’ai trouvé que par hasard dans un fragment de leur mythe de la création.
Au point de vue de l’esprit de la langue et aussi de la race, les Kabyles sont des Berbères, comme tous les autres sédentaires des pays du nord du Sahara. Mais ils ont dans leur nature un trait qui les distingue des autres de leur espèce : les Kabyles sont des Berbères assimilateurs !
Nous connaissons diverses tribus arabes qui se sont établies en Kabylie et qui sont devenues Kabyles. Des Nègres, des Byzantins, des Romains, voire des Français sont venus en Kabylie et sont devenus Kabyles. Je dis bien : il ne s’agit pas d’une hypothèse, d’un ou de plusieurs événements du passé, de quelque chose d’unique ou de fortuit. Nous avons affaire ici à un phénomène éminemment important ! En effet, tous les autres Berbères sont résorbés par une vague récente de migration, au point de fusionner avec elle ; mais ces Kabyles sont les seuls Berbères qui conservent leur nature, leur manière d’être et résorbent tout ce qui est étranger !
Il y a énormément d’apport étranger dans la forme culturelle kabyle, et pourtant à y regarder de plus près, elle nous apparaît comme une civilisation assimilatrice et stylisant. Elle intègre le nouveau, mais en l’élaborant selon le style qui lui est propre depuis la plus haute antiquité.
Tout le système social des Kabyles repose sur le principe de la division patriarcale en clans. Le clan comprend tous les descendants mâles d’une lignée mâle, sois le grand-père, le père et ses frères, les fils et leurs cousins issus des frères du père, etc. Sont comprises également dans le clan, bien que sans aucuns droits, toutes les femmes qui y sont entrées par alliance, mais jamais leurs frères, pères etc. Comme toutes les femmes sont a priori sans droits, le clan ne se compose pour ainsi dire que d’hommes.
[…] Autrefois, la division par groupes d’âge était rigoureusement la même, à savoir :
1 – Les vieillards
2 – Les patres familias (les « vrais hommes »)
3 – Les hommes jeunes
4 – Les garçons avant l’âge de la puberté
Les petits enfants, aussi bien les garçons que les filles, étaient rattachés aux femmes et ne faisaient absolument pas partie de la ligne masculine.
Le quatrième groupe, celui des garçons qui n’avaient pas atteint l’âge de la puberté, était chargé des jeux des cérémonies. Cela peut paraitre curieux, étant donné qu’ils étaient considérés comme manquants de maturité. Mais cela s’explique fort bien par le fait ces garçon n’avaient pas encore répandu de sang, qu’ils n’avaient donc pas encore attiré dans leur sillage d’esprit de vengeance : la « pureté de sang » et la « pureté sexuelle » en faisaient des innocents, purs et sans pêchés. En ce sens ces garçons « encore purs » convenaient bien pour la célébration du culte, de même que les vieillards « redevenus purs » pouvaient les y initier.
Un seul souvenir nous précise de quelle manière les garçons devenaient adolescents ou jeunes gens et pouvaient ainsi participer aux réunions d’hommes : c’est par le meurtre et par la période d’abstention [jeune de Ramadan] que le garçon devenait adolescent. Les pères vigilants cherchaient à détourner leurs enfants du premier meurtre par une éducation dans l’isolement, les femmes par contre les y poussaient avec force. Il est certain qu’un jeune Kabyle n’avait le droit de se marier qu’après un meurtre, que ce fût à la chasse ou au combat. Et ce pour la bonne raison qu’auparavant le jeune garçon était certes pur, mais sa semence n’était pas encore féconde. Le sperme ne devient fécond qu’après un meurtre, ce qui explique le point de vue selon lequel tout ennemi vaincu équivaut à une augmentation des forces magiques. Mais ce qui est sûr c’est que le pouvoir magique nécessaire pour la procréation n’émanait, selon la conception kabyle, que de l’homme, et en aucune façon de la femme.
La femme était et continue de n’être qu’un réceptacle transitoire. Un vieux Kabyle m’a dit cette phrase caractéristique : « De même qu’Izerzer [le premier buffle dans la mythologie kabyle, père des bovins] laisse tomber son sperme dans la coupe de pierre, de même l’homme dans la femme. La femme est comme la coupe de pierre, d’om ont jailli les gazelles vivantes. La coupe de pierre c’était la femme d’Izerzer [il fait lire le mythe d’Izerzer pour comprendre] » – L’homme c’est dont la partie donnante, créatrice, et il n’acquiert le pouvoir créateur que par l’action et la purification qui suit l’action [de tuer].
[…] Mais les vieux s’y réunissent [à Tajmaat] aussi le soir avec les jeunes, et c’est là que les leçons morales sont données sous forme de conte et de légendes. C’est sur le sol du Tajmaat que vit la vielle civilisation berbère.
Mais en dehors du Tajmaat, il y aussi le « Zimamurz [écrit Thimamorth dans le texte mais j’ai remarqué que th=z car izerzer fut écrit Itherther] » et le « Tazluyt [écrit tachluit, là aussi j’ai remarqué que ch=z] ». Le Tajmaat est le lieu de réunion purement profane, c’est la place des hommes qui est encore répandue partout. Tandis que le « Zimamurz » et le Tazluyt sont tous les deux tenus secrets en tant que refuge des vielles coutumes païennes. Avec la victoire de l’Islam dogmatique, ils ont été refoulés au second plan et souvent il n’en reste plus que le souvenir.
Le Zimamurz avait pour objet la juridiction criminelle ; il s’y réunissait les hommes de la première et de la seconde classe. A la suite de sacrifices préliminaires, les hommes de la seconde classe étaient initiés aux secrets des mythes de la création.
Mais le Tazluyt était le domaine le plus mystérieux, où seuls se réunissaient les hommes les plus âgés et dont les autres hommes ne devaient s’approcher que lorsque la dépouille d’un vieillard était enterrée. Le Tazluyt était recouvert de dalles de pierre et entouré d’une série de sièges en pierre. Les vieillards qui s’étaient particulièrement distingués par leur sagesse, leur bonté et leur pureté étaient enterrés sous les dallages. Ces dépouilles étaient alors revêtues de tuniques telles qu’il n’en existe plus aujourd’hui : elles étaient en tissu de jonc, avec une fente au milieu pour le passage de la tête ; les pans tombaient jusqu’aux genoux et couvraient les bras. Une ceinture serrait la taille. Si le vieillard avait été un grand chasseur, des jeunes gens allaient à la chasse, tuaient une antilope et la portaient au Tazluyt. La bête était décapitée à coté de la place, une corne était détachée du crane, remplie du sang du gibier et déposée a coté de la dépouille.
Un mets était préparé avec le sang, le foie, quelques morceaux de viande et un peut d’eau. La peau de l’animal, et si c’était un buffle sa pense (d’après la légende) servait à faire un sac, qui était rempli d’ingrédients. On allumait alors un grand feu entre deux pierres debout, qui étaient puissamment chauffées. […] Les deux pierres servaient de point d’appui aux deux extrémités d’une broche passée à travers le sac. C’est ainsi que se préparait le repas funéraire pour le chasseur décédé.
[…] C’étaient les hommes du second groupe d’âge qui étaient les véritables chefs du clan et les administrateurs du patrimoine du clan. Mais les vieillards étaient les gardiens de la vie spirituelle, les conservateurs de la vielle tradition, les chefs de tous les sacrifices et jeux de sacrifice.
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Léo Frobenius. Inter Nationes Bonn-Bad Godesgers.
Léo Frobenius. Volksmarchen der Kabylen.